Faye Ackermans
Membre, Bureau de la sécurité des transports du Canada
Ottawa (Ontario), le 26 février 2015
Seul le texte prononcé fait foi.
Bonjour à vous, et merci pour cette présentation.
Au Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST), nous enquêtons sur les accidents. Et, tout de suite après un accident, les citoyens comme les médias, veulent tout de suite savoir « ce qui s'est passé » et sur qui porter le blâme. En général, ils se demandent si l'accident était dû à une « panne mécanique » ou à une « erreur humaine », comme si chaque accident n'avait « qu'une seule » cause. Au BST, cependant, nous n'attribuons aucun blâme. Nous aurons bientôt accumulé 25 années d'expérience, et cette expérience nous a appris que chaque enquête révèle de multiples causes et facteurs contributifs, dont quelques-uns sont dissociés et certains sont interdépendants.
Prenons par exemple l'accident de 2013 à Lac-Mégantic, au Québec, où un train transportant 7,7 millions de litres de pétrole brut a déraillé, tuant 47 personnes et creusant un immense trou dans le centre-ville. L'enquête subséquente du BST a mis le doigt sur un total de 18 causes et facteurs contributifs. Nous avons reconnu aussi 16 autres facteurs qui ont ajouté un élément de risque à l'exploitation.
Autrement dit, il n'y a pas eu « qu'une seule » cause.
Je reviendrai tantôt sur l'exemple de Lac-Mégantic et, en particulier, sur la question des trains dont bon nombre transportent des liquides inflammables sur une ligne principale traversant des villes et des villages et passant à proximité de maisons et d'entreprises. J'aimerais d'abord vous parler d'un autre sujet où la population et les chemins de fer interagissent : celui des passages à niveau publics.
La question des accidents aux passages à niveau fait partie de la Liste de surveillance du BST de 2014 [Diapositive nº 2 : Accidents de véhicules aux passages à niveau], qui définit les enjeux posant les plus grands risques au réseau de transport du Canada. Le risque que des trains et des véhicules entrent en collision aux passages à niveau demeure tout simplement trop élevé. Certes, il y a eu certaines améliorations dans le corridor ferroviaire très achalandé qui relie la ville de Québec à Windsor, mais le nombre d'accidents aux passages à niveau ailleurs au Canada n'a pas du tout diminué au cours des 5 ou 6 dernières années. Bien que Transports Canada vienne tout juste d'édicter un nouveau règlement attendu depuis longtemps sur les passages à niveau, il faudra quelque temps avant que les améliorations découlant des règles se traduisent en une diminution du taux d'accidents. Je sais que par l'entremise d'Opération Gareautrain, l'industrie travaille fort sur cette question de sécurité publique, mais il faut faire encore beaucoup plus pour réduire ce risque.
Les mesures à prendre comprennent des normes ou lignes directrices améliorées pour certains types de panneaux indicateurs de passage à niveau, la consultation avec les autorités provinciales et une sensibilisation plus poussée des automobilistes et autres conducteurs.
Mais, comme je l'ai évoqué il y a quelques instants, qu'en est-il des accidents ferroviaires en ligne principale? Voilà ce qui préoccupe de nombreux Canadiens à l'heure actuelle : le spectre d'un nouvel accident comme celui à Lac-Mégantic, mais cette fois-ci dans leur propre cour.
Voici un tableau représentant 10 ans d'accidents ferroviaires en ligne principale au Canada, normalisés par le nombre de trains-milles en voie principale. [Diapositive nº 3 : Accidents ferroviaires en ligne principale/MTMVP] Autrement dit, il s'agit du taux d'accidents ferroviaires en ligne principale. Globalement, ce taux a augmenté de 52 pour cent. Les données sont réparties en 4 catégories, avec la « cause » pour la plupart des accidents représentée en général par la dernière défaillance dans la chaîne des événements.
Vous remarquerez que les taux d'accidents découlant d'une défaillance de matériels ferroviaires, d'éléments de voie et d'une cause classée dans la catégorie débarras « autres » ont tous diminué sensiblement au fil des années. Il y a bien des raisons à cela. Par exemple, les chemins de fer ont utilisé de meilleurs processus de fabrication et fait appel à de nouvelles technologies pour surveiller et détecter les défauts dans l'infrastructure et le matériel ferroviaires, avec l'objectif de supprimer ces défauts avant qu'ils ne causent des accidents.
Mais, au cours des 10 dernières années, il n'y a eu aucun changement dans le taux des accidents où les « actions » constituent le facteur ultime. Pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi des cheminots qui ne réagissent pas de façon appropriée aux situations continuent-ils dans cette voie, au même rythme? Que peut-on faire, le cas échéant, pour changer cette situation?
Quand on se penche sur ce problème, il faut d'abord comprendre que la performance humaine n'est pas une cause de défaillance. Elle est plutôt l'effet ou le symptôme de problèmes plus graves. La performance humaine est liée systématiquement aux outils qu'utilisent les personnes, aux tâches qu'elles accomplissent, à leur formation, à leur supervision et à l'environnement dans lequel elles travaillent. Quand des décisions ou des choix se traduisent par un accident, ces décisions ont souvent leur origine dans la nature ou la structure de l'organisation. Il est possible que l'employé soit le dernier maillon de la chaîne d'événements, mais il est rarement le seul maillon. Alors… qui est l'organisation? Elle se résume à la direction, dont les membres, plus haut placés, établissent les priorités et les politiques et décident de questions comme le matériel à acheter, les méthodes de formation à utiliser, l'évaluation de la performance et la résolution des erreurs. Et alors la question se pose : ces personnes sont-elles réceptives à de nouvelles idées? Comment assume-t-on la responsabilité pour les actions fautives? Quand un incident se produit, doit-on réagir en punissant tout simplement, ou doit-on faire le point pour entreprendre des changements systémiques?
Toutes ces considérations peuvent se résumer en une seule question : quelle est la culture de sécurité de l'organisation?
[Diapositive nº 4 : Culture de sécurité et systèmes de gestion de la sécurité]
La question est peut-être simple, mais ce n'est pas une mince tâche que d'évaluer la culture d'une organisation et d'y apporter des changements profonds et durables, comme il est impossible de la changer à court terme. Et quelle est la relation entre la culture de sécurité et les systèmes de gestion de la sécurité, communément appelés les SGS, que la réglementation rend maintenant obligatoire pour les chemins de fer du Canada?
Arrêtons-nous sur chacune de ces deux idées.
C'est Transports Canada qui a lancé le concept des systèmes de gestion de la sécurité, en partie pour reconnaître la complexité de tous les facteurs qui entrent dans la gestion de la sécurité et pour s'assurer que ces facteurs sont systématiquement pris en considération et traduits en actions par un exploitant ferroviaire. Pour assurer la sécurité de l'exploitation, il ne suffit pas de demander aux employés de suivre les règles ou les règlements. On a perçu le SGS comme un système qui se superposait à toutes les règles et à tous les règlements, une superposition qui permettrait à l'industrie du rail de passer au niveau de sécurité suivant. En d'autres termes, le SGS était vu comme un moyen pour les compagnies de regrouper les complexités des activités ferroviaires et d'évaluer et d'atténuer de façon officielle et systématique les risques émergents.
La mise en place du SGS a débuté vers 2002, mais elle n'a pas connu le succès que ses architectes avaient espéré à l'origine. Je ne m'étendrai pas sur toutes les raisons qui expliquent le succès limité de cette initiative jusqu'à maintenant, mais je tiens à souligner qu'une telle situation est due en partie à ce que le SGS est perçu comme un processus compliqué qui met l'accent sur des procédures bureaucratiques et de documentation. Certes, il est important que les compagnies disposent de documents suffisamment détaillés, et oui Transports Canada doit vérifier ces documents, mais le changement réel doit aussi se faire « sur le terrain ».
Quel est donc le chaînon manquant entre le SGS et l'amélioration de la sécurité globale? Selon moi, ce lien réside dans la culture de sécurité d'une organisation. Le SGS doit être utilisé au-delà de la documentation. Il ne suffit pas de rédiger une politique de sécurité ou un « énoncé d'engagement », puis de demander aux hauts dirigeants d'y apposer leur signature pour changer leur façon de penser ou d'agir. Cela ne peut, non plus, changer leurs convictions individuelles ou leur dépendance à l'égard de modèles de gestion désuets. Ils n'en deviennent pas pour autant des porte-drapeaux de la sécurité plus crédibles aux yeux des employés, parce que leurs propos et leurs actions ne sont pas toujours cohérents. Oui, il est important de mettre par écrit et de communiquer une vision d'excellence en matière de sécurité, mais les efforts faits en ce sens peuvent être perdus si les décisions ou les actions des cadres dirigeants sont perçues comme contraires à la vision qu'ils ont énoncée. Par exemple, les dirigeants encouragent-ils les employés à participer à la reconnaissance et à la résolution des problèmes potentiels de sécurité? Avec quel empressement les gestionnaires réagissent-ils aux problèmes de sécurité? Comment fonctionne la responsabilité envers la sécurité au sein d'une organisation? Comment s'expriment la communication des résultats et la reconnaissance de l'excellence en matière de sécurité? Qu'en est-il de l'information donnée aux personnes qui font des erreurs?
L'un des nombreux aspects de la culture de sécurité décrite dans la documentation est la notion que les convictions sont plus difficiles à changer que les comportements. Et l'une des définitions les plus simples de la culture de sécurité est « la façon dont nous faisons les choses ici ». La solution, par conséquent, semble évidente : il faut changer le comportement en premier et une telle démarche conduira progressivement à un changement des convictions. La chose semble facile, mais le comportement est difficile à mesurer et encore plus à changer.
Alors, qu'est-ce que tout cela veut dire pour les petits chemins de fer aux ressources limitées? Au-delà des exigences officielles concernant le SGS, vous avez besoin de vous poser quelques questions simples, par exemple : Ma vision personnelle de la sécurité peut-elle se traduire en actions? Autrement dit, en quelque chose que mes employés peuvent mettre en pratique? Est-ce que j'ai communiqué cette vision? Est-ce que mes actions reflètent mes paroles? Est-ce que j'agis rapidement pour réduire le risque posé par des conditions dangereuses? En changeant des choses ici, ai-je créé ailleurs un plus grand risque? Que puis-je faire pour réduire le risque dans cet aspect de mon exploitation? Posez-vous toujours ces questions et d'autres semblables, particulièrement quand vous faites des changements qui ont des incidences sur l'exploitation.
L'expression « culture de sécurité » n'est entrée que tout récemment dans le vocabulaire des chemins de fer canadiens et, en fait, de l'Association des chemins de fer du Canada. L'ACFC s'est lancée dans cette campagne de changement de la culture. Nous savons qu'il s'agit là d'un travail à long terme et que le changement prendra du temps.
[Diapositive nº 5 : Liste de surveillance – Enjeux ferroviaires]
Le BST surveillera la situation avec intérêt pour voir où ces efforts conduiront et les changements qui prendront racine avec le temps. Par exemple, comment les compagnies ferroviaires et les syndicats aborderont-ils l'implantation d'enregistreurs vidéo et de la parole à bord des locomotives? Cet enjeu fait partie de la Liste de surveillance du BST depuis 2010; en fait, c'est en 2003 que nous avons recommandé pour la première fois la mise en place d'enregistreurs de la parole.Note de bas de page 1 Nous reconnaissons que l'usage accru des informations produites par les enregistreurs vidéo et de la parole peuvent aider les chemins de fer à améliorer la sécurité à bord des trains. Mais il y a un obstacle : celui des politiques « disciplinaires » centenaires élaborées par la direction et les syndicats. L'ancien modèle que l'on appelait autrefois le « blâmer et châtier » ou le « blâmer et recycler » a besoin d'être mis à jour. Il faut mettre en place des systèmes de signalement non punitifs, de façon que les employés ne craignent pas de signaler des préoccupations de sécurité ou des conditions dangereuses. De plus, les employés devraient être encouragés à reconnaître et à signaler des situations potentiellement dangereuses, afin que l'organisation au complet puisse apprendre et changer.
Après l'accident à Lac-Mégantic, certains ont dit : « Cet accident est la faute d'une personne qui n'a pas suivi les règles »; comme si c'était tout dire; mais, comme je l'ai mentionné plus tôt, aucun accident n'est jamais causé que par un seul facteur, et personne ne se réveille le matin en se disant « tiens, ça me tente de causer un accident aujourd'hui ». Et pourtant, c'est également vrai que les employés ne suivent pas toujours à la lettre les procédures établies. Par conséquent, nous surveillerons également si les chemins de fer implantent des moyens de défense additionnels pour se protéger contre cette situation. En fait, dans la mesure du possible, une procédure administrative ne devrait pas constituer l'unique ligne de défense pour empêcher un accident.
Et cela m'amène à un autre enjeu ferroviaire sur la Liste de surveillance de 2014, celui du respect des indications des signaux ferroviaires. Depuis 2004, il est arrivé en moyenne 30 fois chaque année qu'une équipe de train ne réagisse pas de manière appropriée à une indication de signal sur le terrain. Les signaux transmettent diverses informations, dont la vitesse de marche à respecter et la zone de circulation dans laquelle le train peut se déplacer. Un certain nombre d'enquêtes du BST ont reconnu dans la mauvaise interprétation ou perception des signaux une cause ou un facteur contributif d'un accident; d'ailleurs, le BST a fait deux recommandations sur cette importante question. Ce qu'il nous faut, c'est la mise en place de moyens de défense physiques additionnels en matière de sécurité pour nous assurer que les indications des signaux ferroviaires régissant la vitesse de marche ou la zone de circulation sont reconnues et respectées de façon uniforme.
Le mois prochain, nous célébrerons le 25e anniversaire de l'établissement du BST. Depuis près d'un quart de siècle, nous enquêtons sur les accidents, déterminons leurs causes et facteurs contributifs, puis mettons tout en œuvre pour persuader les gens et les organisations les mieux placés pour apporter des changements que de plus amples mesures sont nécessaires. Notre travail a énormément évolué au fil des ans, tout comme la façon dont les gens perçoivent les accidents en général. Mais nous ne sommes pas les seuls à évoluer. L'industrie aussi le fait. Il y a 25 ans, pour de nombreuses organisations, le SGS n'était guère une idée ni à plus forte raison une exigence. Maintenant, il est implanté à bien plus grande échelle, même s'il n'a pas encore atteint partout la maturité nécessaire. Au cours des 25 prochaines années où nous nous engageons, le BST suivra la situation de près. Il est à espérer que la direction et les syndicats ferroviaires feront les changements fondamentaux nécessaires non seulement pour implanter le SGS, mais aussi pour changer toute leur culture de sécurité et ainsi réduire le nombre d'accidents partout au pays.
Merci.