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Aborder l’abus de substances à la suite d’une tragédie

Par Kathy Fox,
Présidente, Bureau de la sécurité des transports du Canada

Cet article est d'abord paru dans l'édition de février-mars 2018 de la revue Skies.

La matinée du 13 avril 2015, un turbopropulseur Metro II transportant des marchandises a quitté l'aéroport international de Vancouver à destination de l'aéroport de Prince George, en Colombie-Britannique. Il est disparu du radar de contrôle de la circulation aérienne environ six minutes après le décollage. Lorsque l'épave a été retrouvée durant l'après-midi, elle offrait peu d'indices aux enquêteurs du Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) quant à la cause de l'accident : les deux pilotes avaient péri, et aucun enregistreur de données de vol ni enregistreur de conversations de poste de pilotage ne se trouvait à bord.

Les enquêteurs du BST ont été en mesure de reconstituer la trajectoire de vol à partir de données extraites de registres du radar sol et du contrôle de la circulation aérienne. Peu après que l'équipage de conduite ait accusé réception de l'autorisation de monter au niveau de vol FL200, l'aéronef a effectué un piqué prononcé. La vitesse extrême a dépassé les limites structurelles de l'aéronef, ce qui a causé sa désintégration en volNote de bas de page 1 .

Or, déterminer la séquence des événements dans un accident n'est que la première étape; il est tout aussi important d'en déterminer la cause. C'est là qu'un autre renseignement s'est révélé crucial : un rapport toxicologique du coroner indiquait que le commandant de bord avait un taux d'alcoolémie de 0,24, c'est-à-dire qu'il avait consommé une grande quantité d'alcool le jour de l'accident.

Ce renseignement a permis aux enquêteurs de réduire à trois le nombre de scénarios possibles. Bien qu'aucun scénario n'offre de réponse à toutes les questions, chacun a un élément en commun : l'alcool.

Le premier scénario envisagé est celui de l'incapacité du pilote. Compte tenu du taux élevé d'alcoolémie du commandant de bord, ses facultés intellectuelles et physiques étaient probablement très affaiblies. Il a peut-être même perdu conscience durant le vol. Pourtant, rien dans l'enquête du BST n'indique que le premier officier était lui aussi frappé d'incapacité. Il aurait donc été en mesure de reprendre le contrôle de l'appareil.

Le deuxième scénario porte sur le circuit Pitot de l'aéronef. S'il y avait eu, par exemple, une défaillance des réchauffeurs des tubes de Pitot, ou si le pilote a omis de les activer en raison de ses capacités affaiblies, les tubes pourraient avoir été bloqués en raison d'une accumulation de givre. Si ce blocage s'est produit alors que l'avion volait dans les nuages, l'équipage de conduite a peut-être accidentellement amorcé la descente alors qu'il tentait de déterminer ce qui se passait avec les instruments de vol. Toutefois, une telle descente de l'aéronef n'aurait pas été aussi rapide que celle qui s'est produite, et n'aurait pas suivi une trajectoire presque verticale. Les pilotes l'auraient immédiatement et physiquement ressenti.

Le troisième scénario évoque la possibilité que le piqué prononcé fût un geste intentionnel. L'enquête a permis de cerner plusieurs facteurs propres au vol qui soutiennent cette hypothèse : la descente de l'aéronef dans la direction du vol, le réglage de compensation de l'aéronef en position maximale de piqué, la durée du piqué, l'absence de tout type de communication d'urgence et l'absence de toute manœuvre de rétablissement évidente durant la descente. De plus, une autopsie a révélé que le commandant de bord présentait des indicateurs de santé physique associés à une forte consommation d'alcool sur une longue période. Ces facteurs sont liés à un risque accru de suicide. Cependant, l'enquête n'a pas permis de tirer de conclusion quant à la prédisposition du commandant de bord à poser un tel geste.

Au final, on n'a jamais pu déterminer exactement pourquoi l'aéronef a effectué un piqué aussi prononcé ce jour-là. On constate toutefois un réel besoin de réduire les risques d'intoxication chez les employés exerçant des fonctions essentielles pour la sécurité.

Le dépistage de drogue et d'alcool obligatoire, préconisé par certains pays comme les États-Unis et l'Australie, est une option. Ces tests atteignent leur efficacité maximale lorsqu'ils sont jumelés à d'autres initiatives, comme la formation, les programmes d'aide aux employés, les programmes de réadaptation et de retour au travail, et le soutien des pairs.

À l'heure actuelle, il n'existe aucune exigence similaire pour mettre en œuvre un tel programme dans le secteur de l'aviation canadien. Et même si les règlements de Transports Canada interdisent de voler avec les facultés affaiblies, ils s'appuient énormément sur l'autosurveillance. Or, des enquêtes antérieures du BST ont montré que l'autosurveillance ne suffit pas; l'intoxication par la drogue ou l'alcool ne favorise pas la prise de décisions éclairées, surtout pour déterminer si l'on est apte à piloter.

Le BST reconnaît que les employés du secteur de l'aviation canadien sont inquiets de devoir se soumettre à des tests de dépistage. Ces inquiétudes sont compréhensibles et il faut en tenir compte. En même temps, l'organisme de réglementation et les exploitants doivent assurer la sécurité du public.

C'est pourquoi le BST recommande l'adoption d'une approche globale, et non seulement d'un programme de dépistage. Nous préconisons donc que Transports Canada, en collaboration avec le secteur de l'aviation et les représentants des employés, mette au point des exigences relativement à un programme global de lutte contre l'abus d'alcool et de drogues, avec des tests de dépistage de drogues et d'alcool, afin de réduire le risque que des personnes aient les facultés affaiblies en assumant des fonctions liées à la sécurité. Ces exigences doivent prendre en compte et concilier la nécessité de respecter les principes des droits de la personne de la Loi canadienne sur les droits de la personne et la responsabilité de protéger la sécurité du public.

Un tel programme contribuerait à réduire les risques de facultés affaiblies au travail tout en aidant les employés aux prises avec un problème d'abus de substances. Il s'agit d'une solution gagnante pour toutes les personnes concernées. Souhaitons que le projet se concrétise avant que d'autres personnes ne perdent la vie dans une tragédie évitable.